IDHES

Appel à communications – La dégradation du travail au XXIe siècle ?

Lectures contemporaines de Harry Braverman

Date

Date de la journée d’études : 30 mai 2024

Date limite de soumission de propositions de communications : 1ᵉʳ février 2024

Lieu

Université Paris Dauphine – PSL

Organisation

Marion Beauvalet (DRM-MOST, Université Paris-Dauphine), Juan Sebastian Carbonell (Gerpisa, ENS Paris-Saclay, IDHE.S), Lucie Rondeau du Noyer (CIRED)

Comité scientifique

Céline Baud (DRM-MOST, Université Paris-Dauphine), Sophie Bernard (IRISSO, Université Paris-Dauphine), Ulysse Lojkine (Université Paris Nanterre), Cédric Lomba (CNRS-CRESPPA-CSU), Malo Mofakhami (CEPN, Université Sorbonne Paris Nord), Tommaso Pardi (Gerpisa, CNRS-IDHES), Héla Youfsi (DRM-MOST, Université Paris-Dauphine)

Argumentaire

Cinquante ans après la publication de Travail et capitalisme monopoliste (TCM) – publié en anglais en 1974, traduit en français chez Maspero en 1976 et réédité en 2023 aux Éditions sociales – les analyses de Harry Braverman continuent de faire l’objet de nombreux débats. Le livre s’est imposé comme un classique dès sa parution : son édition anglaise s’est vendue à plus de 150 000 exemplaires, si bien qu’au moment de sa sortie, on a pu parler d’une véritable « Bravermania » (Littler et Salaman, 1982). L’ouvrage a fait l’objet de nombreuses traductions et a donné naissance à un courant de recherche, la Labour Process Theory, qui a toujours une forte vitalité internationale[1]. TCM est tout d’abord une reconstitution critique de la pensée de l’organisation en tant que pensée du contrôle sur la force de travail. L’organisation du travail se développe comme un « mouvement dans un milieu résistant parce qu’il implique le contrôle de masses réfractaires » (Braverman, 2023, p. 62). En effet, Braverman décrit celle-ci comme un « démembrement du travailleur » ayant un double objectif : d’une part, décomposer le travail en des opérations élémentaires, et donc rendre moins cher l’embauche de travailleur·euses « partiel·les » qui ne maîtrisent plus l’ensemble du processus de travail, et, d’autre part, accroître le contrôle de la direction sur le processus du travail à travers une destruction des anciens métiers ouvriers, « cellule centrale » du processus de travail selon Braverman, voire « cellule élémentaire » du corps social au XIXe siècle selon l’historien Yves Lequin (1997).

Le taylorisme serait la systématisation de cette démarche car, bien qu’il n’invente ni la parcellisation des tâches, ni la chaîne de montage, il cherche à imposer une « façon précise de faire le travail » (one best way), à travers la dissociation entre conception et exécution : « Enlever le contrôle de l’atelier d’usinage des mains des ouvriers pour le placer entièrement dans celles de l’encadrement, c’est-à-dire substituer le contrôle scientifique à l’empirisme » (Taylor, cité par Pouget, 1998, p. 73). L’originalité de Braverman se trouve également dans le choix de ne pas s’en tenir seulement à l’étude du monde industriel et d’étendre son analyse au monde des employé·es, qui devient un « vaste empire de papier » et « un processus de travail en soi » (Braverman, 2023, p. 251). Progressivement, le travail des employé·es fait aussi l’objet de l’application méthodique de l’organisation scientifique du travail : autrefois proches du pôle patronal, ils et elles sont déclassé·es aux côtés des ouvrier·es et des travailleur·euses manuel·les. Suite à la généralisation du taylorisme dans les entreprises, le processus de travail existe donc une première fois sur le papier, entre les mains de la direction, avant d’exister dans les ateliers, les magasins ou les bureaux.

TCM a ensuite influencé les recherches sur le changement technologique en s’intéressant aux rapports entre technologie et organisation du travail. En considérant les machines comme des « artefacts sociaux », pouvant être étudiés selon différents points de vue et intérêts sociaux, Braverman a contribué notamment aux recherches critiques du déterminisme technologique (Thompson et Laaser, 2021). Malgré les ambiguïtés de Braverman sur la neutralité de la technologie, TCM a eu une influence décisive sur les travaux ultérieurs qui ont mis l’accent sur les choix sociaux et politiques derrière le changement technologique au travail (Noble, 1984 ; Knights et Willmott, 1988 ; Williams et Edge, 1996).

De la même façon, TCM apporte des éléments de réponse aux discours optimistes contemporains, médiatiques ou demi-savants, sur le rapport entre changement technologique et qualifications. Ces discours évoquent sur le ton de l’évidence les nouveaux besoins de qualifications associés aux technologies digitales, quand ils n’évoquent pas le risque d’un chômage technologique. Pour ceux-ci, les nouveaux emplois deviendraient plus intéressants et les salariés plus autonomes à mesure que le capital incorpore de plus en plus de connaissances scientifiques dans le processus de travail (Kohler et Weisz, 2016). Cependant, pour Braverman, ces discours cachent une dynamique de fond qui prolonge et augmente les logiques tayloriennes (Moore et Woodcock, 2021). Autrement dit, au lieu d’être libératrices, ces technologies consolident la domination au travail. Enfin, le travail de Harry Braverman garde une grande actualité dans les débats contemporains sur le « sens du travail » (Coutrot et Pérez, 2022), la motivation au travail, les bullshit jobs (Graeber, 2018 ; Soffia, Wood, et Burchell, 2022), le quiet quitting, la « grande démission » (Dares, 2022) ou l’« épidémie de flemme » (Fondation Jean Jaurès/Ifop, 2022). Au moment où Braverman écrit TCM, la question de la motivation de la main-d’œuvre, tant dans l’industrie

que dans les services, est centrale dans les débats publics sur le travail aux États-Unis. Le « blues du col bleu » se double d’un « blues du col blanc » : absentéisme, freinage et turnover sont vus comme la preuve d’un problème de motivation dans les entreprises (Zernan, 1974). De la même façon, sa contribution consiste à montrer que derrière les discours médiatiques sur le mécontentement des salarié·es, la question de l’organisation du travail demeure centrale : le mécontentement tient à la « dégradation du travail », fruit d’une rationalisation des milieux professionnels.

Qu’est-ce qu’une relecture de TCM peut apporter à la recherche en sciences sociales aujourd’hui ? Cette journée d’étude souhaite interroger les lectures contemporaines de Harry Braverman.

Elle accueillera prioritairement des propositions de communication ancrées empiriquement qui discutent, débattent ou contestent les analyses de Braverman. Le but de cette journée est de les mettre à l’épreuve du terrain, de données quantitatives ou de sources documentaires. Cette journée interdisciplinaire est ouverte à des contributions issues de la sociologie, de l’économie, et de la gestion, principales disciplines où Travail et capitalisme monopoliste a fait l’objet de débats, de discussions et de prolongements.

Axes thématiques :

1. Déqualification, requalification et polarisation des emplois

Une des thèses les plus débattues de Braverman est celle qui concerne la déqualification du travail. L’organisation du travail sous le capitalisme produit selon lui un « abaissement incessant de la classe ouvrière dans son ensemble au-dessous de son état antérieur de qualification et de travail » (Braverman, 2023, p. 17). Des recherches ont pourtant montré que la déqualification pouvait être l’effet d’un changement dans les horaires de travail (Grimaud, 2018), du recours à l’emploi précaire (Tranchant, 2018), et parfois, ne pas résulter d’une stratégie envisagée par les directions (Friedman, 1977 ; Edwards, 1979). Cependant, au-delà de ces nuances, la déqualification reste une tendance lourde dans les mondes du travail aujourd’hui. Quels sont ses vecteurs contemporains ? Inversement, quels sont les facteurs qui peuvent favoriser la qualification des salarié·es ?

2. Nouvelles formes de gestion de la main-d’œuvre Cet axe envisage d’étudier les nouvelles formes de gestion de la main-d’œuvre ainsi que les outils de gestion (Chiapello et Gilbert, 2013). Cela peut concrètement s’incarner dans le management algorithmique (Lee et al., 2015), les transformations récentes du management comme l’individualisation de la gestion (Linhart, 2018), pensée comme réaction formulée à propos des contestations de l’organisation taylorienne ou encore les transformations organisationnelles engendrées par la financiarisation des entreprises (Baud et Chiapello, 2015).

Cet axe sera également l’occasion d’interroger les résistances, appropriations ou réactions à ces nouvelles formes de gestion par les salarié·es.

3. Changement technologique au travail.

Au moment où Braverman s’intéresse à la question des machines, l’informatisation du travail n’en est qu’à ses débuts. Depuis, une vaste littérature s’est intéressée aux effets des nouvelles technologies sur le travail, mettant à jour un « (néo)taylorisme assisté par ordinateur » (Coriat, 1984 ; Lutz et Hirsch-Kreinsen, 1988). Les transformations contemporaines du travail, telles que l’émergence d’un capitalisme de plateforme (Abdelnour et Bernard, 2018 ; Gandini, 2019), interrogent la permanence de logiques tayloriennes contenues dans les nouveaux dispositifs numériques. Assiste-t-on au développement d’un « taylorisme digital » (Cole et al., 2020 ; Gautié et al., 2020) au travail ? Quel rôle a le télétravail dans la gestion de l’autonomie des salarié·es au travail ? Quelles formes de qualification ou de déqualification suscitent les nouvelles technologies digitales ?

4. Transformations de la structure de la main-d’œuvre.

Dès sa sortie, TCM suscite à la fois l’intérêt et une série de réserves chez les chercheuses féministes. Si Braverman est loué pour avoir mis en lumière la place centrale qu’occupent désormais les femmes dans la classe ouvrière en général et dans ses secteurs les moins bien rémunérés en particulier, il lui est dans le même temps reproché de ne pas avoir suffisamment tenu compte des effets du sexisme et de l’articulation entre travail domestique et travail salarié dans son analyse du processus de travail. Cinquante ans plus tard, TCM s’est-il finalement révélé « une contribution majeure à l’analyse féministe » (Fraad Baxandall, Ewen, Gordon, 1976) ? Parallèlement, la race reste un des grands impensés de TCM. Pourtant, la labour process theory commence à être déployée avec profit dans des contextes postcoloniaux (Kenny et Webster, 2021) et dans l’analyse des dynamiques raciales au travail à l’étranger (Piro et Sacchetto, 2021). Quels sont les rapports entre racialisation des salarié·es et le processus de travail et son organisation en France ?


[1] Ce courant de recherche organise un colloque international tous les ans, l’International Labour Process Conference, et publie une revue, Work in the Global Economy.

Informations pratiques

Les propositions de communication consisteront en un résumé d’environ 2 500 caractères bibliographie incluse et 4 à 5 mots-clefs. Elles doivent être envoyées à journee.braverman@gmail.com.

Date limite de soumission de propositions de communications : 1ᵉʳ février 2024

Réponse aux communicant·es : 1ᵉʳ mars 2024

L’envoi des communications écrites d’approximativement 40 000 signes est attendu pour le 7 mai 2024.

Nous envisageons de valoriser les actes de la journée d’études dans un numéro de revue.

Bibliographie

Abdelnour Sarah et Bernard Sophie, 2018, « Vers un capitalisme de plateforme ? Mobiliser le travail, contourner les  régulations », La nouvelle revue du travail [En ligne], 13, mis en ligne le 31 octobre 2018, consulté le 24 octobre 2023

Fraad Baxandall Rosalyn, Ewen Elizabeth et Gordon, Linda, 1976, « The Working Class Has Two Sexes », Monthly Review, 28(3), 1–9.

Braverman Harry, 2023, Travail et capitalisme monopoliste, Paris, Les Éditions sociales.

Baud Céline et Chiapello Ève, 2015, « Comment les firmes se financiarisent : le rôle de la réglementation et des instruments de gestion.Le cas du crédit bancaire », Revue française de sociologie, 56 (3), 439–68.

Chiapello Ève et Gilbert Patrick, 2013, Sociologie des outils de gestion, Introduction à l’analyse sociale de l’instrumentation de gestion, Paris, La Découverte.

Cole Matthew, Radice Hugo et Umney Charles, 2021, « The Political Economy of Datafication and Work: A New Digital Taylorism? », Socialist Register, 75, 78–99.

Coriat Benjamin, 1984, « Du système Taylor à l’atelier de série robotisé : quel taylorisme demain ? », in Le taylorisme, Maurice de Montmollin et Olivier Pastré (éd.), Paris, La Découverte.

Coutrot Thomas et Perez Coralie, 2022, Redonner du sens au travail, Paris, Seuil.

Dares, 11 octobre 2022, « La France vit-elle une “Grande démission” ? ».

Edwards Richard, 1979, Contested terrain. The Transformation of the Work place in the Twentieth Century, New York, Basic Books.

Fondation Jean Jaurès/Ifop, septembre 2022, Les Français, l’effort, la fatigue.

Friedman Andrew, 1977, « Responsible Autonomy Versus Direct Control Over the Labour Process », Capital & Class, 1(1), 43–57.

Gandini Alessandro, 2019, « Labour process theory and the gig economy », Human Relations, 72(6), 1039-1056.

Gautié Jérôme, Jaehrling Karen et Perez Coralie, 2020, « Neo-Taylorism in the Digital Age: Workplace Transformations in French and German Retail », Relations Industrielles / Industrial Relations, 75 (4), 774–95.

Graeber David, 2018, Bullshit jobs, Paris, Les liens qui libèrent.

Grimaud Pauline, 2018, « ‪L’extension du travail dominical dans le commerce‪. Vers une redéfinition sous tensions de la qualification des emplois », Travail et emploi, 155–156 (3–4), 141–64.

Kenny Bridget et Webster Edward, 2021, « The return of the labour process: race, skill and technology in South African labour studies », Work in the Global Economy, 1(1–2), 13–32. 

Knights David et Willmott Hughs (éd.), 1988, New Technology and the Labour Process, Londres, Palgrave McMillan.

Kohler Dorothée et Weisz Jean-Daniel, 2016, Industrie 4.0. Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, Paris, La Documentation française.

Lee Min Kyung, Kusbit Daniel, Metsky Evan, Dabbish Laura, 2015, « Working with Machines: The Impact of Algorithmic and Data-Driven Management on Human Workers », CHI ’15: Proceedings of the 33rd Annual ACM Conference on Human Factors in Computing Systems, https://doi.org/10.1145/2702123.2702548.

Lequin Yves, 1997, « Le métier » in Nora Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, tome 3, Paris, Gallimard, 3351–84.

Linhart Danièle, 2018, « Le modèle managérial moderne : un taylorisme et une subordination personnalisés », Psychotropes, 24, p. 21–36.

Littler Craig R. et Salaman Graeme, 1982, « Bravermania and Beyond: Recent Theories of the Labour Process », Sociology, 16(2), 251–69.

Lutz Burkart et Hirsch-Kreinsen Hartmut, 1988, « Thèses provisoires sur les tendances actuelles de la rationalisation du travail », in L’après-taylorisme, Patrick Cohendet, Michel Hollard, Thomas Malsch et Pierre Veltz (éd.), Paris, Economica.

Moore Phoebe et Woodcock Jamie (éd.), 2021, Augmented Exploitation. Artificial Intelligence, Automation and Work, Londres, Pluto Press.

Noble David, 2011[1984], Forces of Production. A Social History of Industrial Automation, Piscataway, Transaction Publishers.

Piro Valeria et Sacchetto Davide, 2021, « Subcontracted racial capitalism: the interrelationship of race and production in meat processing plants », Work in the Global Economy, 1(1–2), 33–53.

Pouget Michel, 1998, Taylor et le taylorisme, Paris, Presses Universitaires de France.

Soffia Magdalena, Wood Alex J. et Burchell Brendan, 2022, « Alienation Is Not ‘Bullshit’: An Empirical Critique of Graeber’s Theory of BS Jobs », Work, Employment and Society, 36(5), 816–40.

Thompson Paul et Laaser Knut, 2021, « Beyond technological determinism: revitalising labour process analyses of technology, capital and labour », Work in the Global Economy, 1(1-2), 139–59.

Tranchant Lucas, 2018, « ‪L’intérim de masse comme vecteur de disqualification professionnelle‪. Le cas des emplois ouvriers de la logistique », Travail et emploi, 155–6 (3–4), p. 115–40.

Williams David et Edge Robin, 1996, « The social shaping of technology », Research Policy, 25 (6), p. 865–99.

Zernan John, 1974, « Organized Labor versus “The Revolt Against Work:” The Critical Contest », Telos, 21, p. 194–206.

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