IDHES

Circulations scientifiques. Les naturalistes et leurs données entre les mondes britannique et français, 1700-1836

 

DATE
Mardi 5 décembre 2017, à partir de 14 h

LIEU
Université Paris 8
Bâtiment A, 1er étage
Espace Deleuze, salle des thèses
2 rue de la liberté
Saint-Denis
Métro Saint-Denis Université (ligne 13)

Comment venir ?

Soutenance de thèse de Thérèse Bru pour l’obtention du doctorat en histoire sous la direction de Philippe Minard (Université Paris 8, IDHE.S).

Membres du jury
Richard DRAYTON (King’s College London)
Isabelle LABOULAIS (Université de Strasbourg)
François REGOURD (Université Paris Nanterre)
Lissa ROBERTS (University of Twente)
et Philippe MINARD (Université Paris 8 et EHESS, directeur)
Eric BRIAN (EHESS) étant rapporteur extérieur.

 

Résumé

Au cours du « long dix-huitième siècle », d’importantes masses de données circulent entre les naturalistes des deux principales puissances restées en lice dans la course à l’exploration du monde : la Grande-Bretagne et la France. Ces données sont de divers types : échantillons, observations, mesures, spécimens, dessins et notes forment un ensemble de matériaux qui se situent en amont du travail de théorisation scientifique, et qui donc l’informent nécessairement. Toutes ces données portant sur le monde naturel constituent l’entreprise de collecte d’information la plus importante de l’ère moderne, et ne peuvent être obtenues que par des échanges au sein des réseaux scientifiques. C’est pourquoi la circulation de ces données est indispensable dans les disciplines des sciences de la nature. Ces transferts n’avaient pourtant jamais été étudiés dans leur globalité et pour eux-mêmes. Cette recherche a le double objectif d’en reconstituer les structures à l’échelle des mondes britanniques et français, et de modéliser les réseaux de savants, en quantifiant et en cartographiant  la circulation de toutes ces informations.

Les milieux savants du XVIIIe siècle dépendent, pour obtenir des spécimens et matériaux dispersés sur plusieurs continents, de réseaux d’échange à longue distance qui ne peuvent être complémentaires que s’ils sont transnationaux. L’ensemble des transactions portant sur les matériaux scientifiques collectés dans le monde forme un marché émergent, qui se déploie dans un espace transnational contournant les logiques d’organisation étatique et institutionnelle. Si les institutions centrales, très fermées, contribuent toujours à délivrer des formes de crédit scientifique, les matériaux nécessaires à la publication et la pratique des sciences naturelles ne peuvent, eux, être obtenus que dans le cadre de transactions privées, dont les institutions dépendent elles-mêmes largement. Ce marché de l’information scientifique, couplé à l’émergence de canaux de circulation nouveaux et plus rapides, dont l’échine dorsale est une presse spécialisée indépendante (fin XVIIIe siècle), rend possible la négociation des matériaux à l’échelle individuelle, indépendamment des institutions. Cette échelle individuelle par laquelle circulent les données interfère avec l’organisation nationale et institutionnelle de l’information, alors que celle-ci est en train de devenir un domaine d’intervention majeur de la puissance étatique.

Les États, en effet, financent une partie de la collecte de matériaux dans le monde, notamment via les grandes entreprises d’exploration maritime, bien que ces données financées par les États percolent ensuite rapidement vers des marchés privés. Durant une large partie du XVIIIe siècle, la centralisation de données sur la nature est perçue par les sphères dirigeantes comme une solution pour résoudre des problèmes de rivalité géopolitique et économique : un paradigme partagé par les savants, qui voient dans l’accumulation de données le moyen de déchiffrer l’ordre de la nature. L’accumulation étatique d’information devient ainsi un enjeu de pouvoir, et l’une des clefs de l’expansion dans le monde : les premiers projets étatiques de collecte massive de données portent sur le monde naturel, et exploitent largement les transferts comme moyen simple d’agréger rapidement des matériaux. Ces transferts de données constituent cependant un outil à double tranchant pour les « machines coloniales » : la circulation des matériaux permet de suppléer aux carences informationnelle des administrations impériales, mais dans le même temps, l’échelle individuelle à laquelle sont menées ces échanges empêche toute forme de contrôle sur l’information dans le cadre des frontières coloniales. La propriété des matériaux scientifiques se situe ainsi dans une zone grise, caractérisée par l’impossibilité pour les acteurs en présence de s’approprier des masses de données de plus en plus étendues.

Ce marché émergent, non soumis aux lignes de partage étatiques, constitue une structure inédite de traitement de l’information. Les transferts accélèrent considérablement le rythme de l’accumulation d’information, sa distribution géographique, et ont un effet sur les processus scientifiques eux-mêmes, contribuant aux mutations du champ scientifique au tournant du siècle et à l’émergence de théories nouvelles. La circulation de l’information crée localement des pôles de concentration dans certaines régions du monde (avec un progressif basculement vers l’est), et la mise en relation croissante de données géographiquement dispersées par des processus de corrélation. Cette comparaison des données et la constitution de séries orientent les sciences de la nature vers la résolution de problèmes globaux de distribution des espèces. L’accumulation d’information que permettent les transferts transforme profondément les conditions d’exercice du métier de naturaliste, alors que les sciences se professionnalisent. La segmentation d’ensembles de données toujours plus massifs en sous-ensembles porte la spécialisation disciplinaire et la création de nouveaux secteurs du savoir, dont les frontières ne suivent plus uniquement la logique institutionnelle, mais bien la structure de l’information elle-même. Circulations dans le monde, circulations entre sphères nationales et circulations entre disciplines se superposent au début de XIXe siècle, pour offrir à l’individu naturaliste une capacité de traitement de l’information sans précédents. C’est cette masse d’information transversale accumulée sur plus d’un siècle que Charles Darwin, de retour de son tour du monde en 1836, met à contribution : l’ensemble des transferts permet ainsi une articulation des données disponibles et la formulation de sa théorie.

Cette thèse met ainsi en lumière la constitution progressive des réseaux de transferts en une véritable infrastructure de traitement scientifique, alors que cette accumulation historique de données sur le monde naturel représente la plus grande masse d’informations jamais rassemblées jusqu’alors.

 

Mots clés
XVIIIe siècle, France, Grande-Bretagne, histoire des sciences, naturalistes, réseaux, information

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