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Philippe Minard, invité de l’émission “Le cours de l’histoire”, 23 février 2023

Philippe Minard, professeur d’histoire moderne à l’université Paris 8, directeur de l’IDHES Paris 8 était l’invité de l’émission “Le Cours de l’histoire” du 23 février 2023.

Écoutez l’émission

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/ma-cassette-mon-argent-le-colbertisme-pour-enrichir-la-france-7326551

Informations détaillées

Réseau : France Culture
Émission : Le Cours de l’histoire
Série : Grandes idées du temps de Molière
Épisode : 4/4 “Ma cassette ! Mon argent ! Le colbertisme pour enrichir la France”
Date : jeudi 23 février 2023
Durée : 59 minutes

Intervenants

Martial Poirson Historien, professeur d’histoire culturelle à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint Denis

Philippe Minard Directeur d’études à l’EHESS et professeur des universités à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, IDHE.S

Présentation

En 1661, Jean-Baptiste Colbert est nommé intendant des finances par Louis XIV. C’est le début d’une phase de mise en ordre de la vie économique française. Quel écho du bouleversement colbertiste se donne à voir dans la vie et les œuvres de Molière ?

En 1775, paraissent les Éclaircissemens demandés à M. N* (Necker), sur ses principes économiques et sur ses projets de législation, au nom des propriétaires fonciers et des cultivateurs françois, rédigé par l’abbé Baudeau, qui se montre très critique sur les principes de Colbert : “Le colbertisme est un système très singulier ; mais il n’est ni juste ni, je crois, d’une politique bien réfléchie”. Retour sur cette assertion et sur le système économique français du XVIIe siècle…

La Couleuvre contre l’Écureuil…

Jean-Baptiste Colbert se fraie un chemin jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir en écartant Nicolas Fouquet, surintendant des Finances du royaume, qu’il accuse de malversations financières. Grâce à l’appui du cardinal de Mazarin, Colbert entre au service de Louis XIV, qui le nomme intendant des finances en 1661 après avoir emprisonné Fouquet. Dans les années qui suivent, le nouveau ministre de Louis XIV met en place une politique économique qui a gardé son nom, le colbertisme, et qui est l’application en France d’un courant économique répandu au XVIIe siècle, le mercantilisme.

Pour les mercantilistes, la puissance et la richesse d’un État sont avant tout fonction de la possession et de l’accumulation des métaux précieux (or et argent). Comme la quantité de richesse en circulation dans le monde – le stock d’or et d’argent – est finie, il faut s’efforcer d’empêcher la fuite de métaux précieux hors du pays, et tout faire pour en attirer de nouveaux contingents à l’intérieur du pays. Dans ces conditions, le commerce ne peut être vu que comme une guerre de tous contre tous, un combat de tous les instants pour se tailler la part du lion.

Colbert et le mercantilisme

Pour défendre la théorie mercantiliste, Colbert va mettre en place une politique économique dirigiste, protectionniste et agressive. Protectionniste d’abord car elle repose largement sur un contrôle des importations, limitées au strict minimum. Agressive ensuite, car les exportations sont au contraire encouragées, aux dépens des concurrents étrangers. Colbert soutient également le développement de l’industrie française, à travers la multiplication de manufactures. Pour assurer des débouchés à la production grandissante de biens manufacturés, Colbert privilégie le marché colonial, qu’il s’attache à développer. C’est dans la même optique qu’il cherche à doter la France d’une flotte maritime robuste.

L’historien Philippe Minard nous explique que, pour Colbert, il s’agit véritablement de mener une guerre d’argent : “Une guerre commerciale, une guerre internationale, pour exporter le plus possible des produits manufacturés et en importer le moins souvent. Cette idée est fondamentale pour comprendre la pensée économique du XVIIe siècle. Les matières premières importées doivent l’être avant tout pour être ensuite transformées, puis exportées. La notion de croissance est étrangère à la pensée des hommes de cette époque. Autrement dit, la richesse est à leurs yeux, comme à ceux de Colbert, une sorte de gâteau : si vous voulez voir grossir votre part, cela ne peut se faire qu’au détriment des autres.”

Dans le domaine culturel, le colbertisme s’exprime par une politique de mécénat royal et d’impérialisme culturel dont va bénéficier Molière en tant qu’artiste pensionné résidant à la cour. Selon Martial Poirson, le colbertisme s’exprime notamment par l’intervention de l’État dans l’administration de l’art et de la culture à des fins de propagande.

Colbertisme et avarice, des synonymes ?

Face à la toute-puissance du ministre de Louis XIV, Molière ne peut se permettre de critiquer ni même de moquer la politique colbertienne. En revanche, le dramaturge porte un regard éclairé sur les bouleversements économiques de son temps, auxquels participe Colbert, notamment dans L’Avare. Pour Martial Poirson, le colbertisme se retrouve à plusieurs égards dans l’œuvre de Molière, et notamment dans L’Avare : “Néanmoins, contrairement aux idées reçues, L’Avare n’est pas nécessairement la figure de Colbert. Il s’agit plutôt d’une représentation de l’ancien monde, moqué dans la pièce de Molière. Il y a vraiment une réflexion dans L’Avare sur ce personnage qui est à la fois un vieillard impuissant et un agent économique défaillant qui n’a pas compris que la richesse, désormais, ne repose plus dans la thésaurisation monopolistique de l’argent, de l’or, mais au contraire dans la mise en circulation de la monnaie dans l’échange, et que ce qui permet l’appréciation économique, c’est justement cette circulation frénétique nouvelle, reflet de cette conception nouvelle de l’économie.”

Molière a compris que la figure de l’avare, qui thésaurise, est destructeur de valeur. L’avare est stérile économiquement, à l’image du personnage lui-même, vieillard impuissant sexuellement, inutile à la société, qui y prélève quantité d’argent mais retranche sa fortune des échanges commerciaux. Harpagon représente ainsi une vision archaïque de l’accumulation, opposée à la vision moderne du profit qui repose sur la circulation. Ce modèle archaïque est antique, c’est celui de La Marmite de Plaute. Il date d’une époque où la valeur de l’argent est indexée sur la valeur matérielle de la monnaie.

Or, au XVIIe siècle, c’est de moins en moins le cas : on se dirige peu à peu vers un découplage entre la valeur réelle des pièces, mesurée au poids de l’or qu’elles contiennent, et la valeur fiduciaire de la monnaie. Le système économique s’affranchit ainsi du fétichisme de l’or, le bullionisme. On voit progressivement advenir une économie virtuelle, qui annonce la nôtre, et qui consacre la monnaie comme une convention, qui repose uniquement sur la confiance. A travers la représentation de ces enjeux économiques, Molière, auteur précurseur s’il en est, annonce ainsi les conceptions modernes du XVIIIe siècle.

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