IDHES

Appel à articles : Le sens du travail

Concept scientifique ou instrument du capitalisme ?

Socio-économie du travail

Date

Date limite de soumission : 15 novembre 2024

Voir les modalités de soumission ci-dessous.

Coordination

Juan Sebastian CARBONELL, Gerpisa, École Normale Supérieure Paris-Saclay, Institutions et Dynamiques Historiques de l’Economie et de la Société (IDHES).

Anne JOURDAIN, Université Paris-Dauphine, Paris Sciences & Lettres (PSL), Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO)

Argumentaire

Covid-19, Grande Démission, épidémie de flemme, bullshit jobs, bifurcations professionnelles : autant de questions médiatisées depuis quatre ans et qui renvoient aux attentes des travailleuses et des travailleurs vis-à-vis de leur travail en tant qu’activité, au-delà des questions classiques relatives aux salaires, à l’emploi et aux conditions de travail. Ces aspects ont été principalement abordés à partir du concept de « sens du travail ».

Si la majorité de la littérature scientifique qui y est consacrée se trouve dans les domaines de la psychologie et des sciences de gestion, ces questionnements ne sont pas étrangers à la sociologie et à l’économie du travail, disciplines ayant longtemps prêté attention à la question des effets de l’organisation du travail sur la motivation des salariés. La nouveauté se trouverait plutôt dans les efforts pour donner au « sens du travail » la consistance d’un concept scientifique, permettant d’éclairer les transformations du rapport des individus au travail. C’est l’intention de Thomas Coutrot et de Coralie Perez (2022), qui emploient une définition en triptyque de celui-ci : l’utilité sociale (avoir le sentiment de faire un travail utile socialement), la cohérence éthique (avoir le sentiment de bien accomplir son travail) et le développement de soi. Parallèlement, la question du « sens du travail » a trouvé un écho croissant dans le champ économique et politique (Haut-commissariat au plan, 2023). On a ainsi vu se multiplier les usages managériaux, marchands et politiques de l’expression, aboutissant à une inflation du « sens du travail » et à l’apparition d’un véritable marché du « sens du travail » (conseil, coaching, manuels, salons, forums, etc.).

Concept scientifique opérant ou instrument de domination du capital ? Cet appel à articles vise à contribuer à ces débats en questionnant le fondement scientifique du concept de « sens du travail » et ses usages profanes. Pour cela, il fait appel à des réflexions théoriques et méthodologiques autour du concept, de même qu’à des mises en œuvre empiriques de celui-ci qui s’appuient sur des enquêtes qualitatives ou quantitatives. Les contributions pourront s’inscrire dans l’un des quatre axes suivants :

  1. Fonder scientifiquement le concept de « sens du travail »
  2. Reconstruire le sens du travail
  3. Le « sens du travail » comme outil de management
  4. Le marché du « sens du travail »

À la recherche du sens du travail

Les questionnements scientifiques sur le sens du travail ne sont pas récents. Selon David A. Spencer (2022), deux conceptions opposées du sens du travail ont longtemps existé dans le contexte de l’industrialisation. Une première conception voit dans le travail une activité pénible, mais nécessaire, et les travailleurs comme fondamentalement paresseux, dans le contexte de la résistance des populations européennes à la salarisation de leurs activités. D’où les efforts des premières théories de l’organisation pour trouver les moyens les plus efficaces de les mettre au travail. Dans ces théories, le travail n’aurait tout simplement pas de sens, il s’agit tout au plus d’une activité fonctionnelle, opposée au temps libre et au loisir. Cette conception a longtemps perduré, voire perdure encore chez les économistes néoclassiques qui se représentent la relation salariale comme une relation d’agence, dans laquelle les salariés sont des agents opportunistes qui cherchent à minimiser leur effort. Le travail n’intervient dans leur satisfaction que de manière indirecte et positive comme moyen d’accéder à la consommation et intervient en revanche de manière directe et négative comme privation de temps de loisir.

Une deuxième conception voit dans le travail une activité essentiellement vertueuse, mais potentiellement détournée de sa fonction naturelle, ce qui lui ferait perdre son sens. Pour l’économie politique classique, le travail serait une faculté humaine générique qui produit des valeurs d’usage en transformant la nature. Le travail n’est pas vu comme un effort ou une « peine », mais comme étant à l’origine des richesses dans la société (Méda, 2010). C’est ce que défend Adam Smith (1991), pour qui le travail est un « coût » pour le travailleur et une source de richesses dans la société. C’est en outre dans le cadre d’une division du travail trop avancée que ce travail revêt quelque chose d’abêtissant et de déshumanisant. On trouve également cette conception au sein d’une partie de la tradition marxiste, pour laquelle le travail, envisagé dans sa dimension anthropologique, est plus qu’un moyen de produire des choses utiles. Il s’agit d’une activité consciente, orientée vers un but, qui permet la pleine réalisation des facultés humaines (Marx, 2006[1867]), et qui constitue l’acte fondateur de l’humanité et des structures sociales (Friedmann, 1960). Le débat entre les deux conceptions du sens du travail est aujourd’hui repensé de la manière suivante par l’économiste Jacques Freyssinet : le travail est-il une « valeur ontologique (…) source d’épanouissement des personnes et de construction des solidarités » (2022, p. 7) ou n’est-il qu’un lieu d’« exploitation-aliénation » (2022, p. 8) ?

Cette approche inspirée du marxisme a longtemps influencé la sociologie et l’économie du travail : le travail, source de richesses et activité créative, deviendrait son contraire sous le capitalisme. Les travailleurs sont aliénés par rapport au produit de leur travail et par rapport au processus de travail lui-même. L’ouvrier ne peut donc plus s’affirmer dans un travail qui ne lui appartient pas et dans une organisation du travail qui lui est imposée de l’extérieur (Marx, 2007). Cette approche en termes d’aliénation a été poursuivie par la sociologie du travail d’après-guerre qui voit dans le travail parcellisé et répétitif dans l’industrie « quelque chose de désagréable, dépourvu d’intérêt et de signification, souvent de dignité, quelque chose qui n’est pas naturel » (Friedmann, 1964, p. 226). La dissociation entre conception et exécution qui se traduit par le « démembrement du travailleur », propre aux organisations du travail tayloriennes, ne fait que renforcer cette « perte de sens » et va être à l’origine de problèmes de motivation au travail et de nombreuses contestations dans les entreprises dans les années 1970 (Braverman, 2023[1977] ; Linhart, 1978). Parallèlement, dans le contexte d’organisations du travail de plus en plus techniques, l’aliénation des travailleurs se renforce à mesure qu’ils deviennent de plus en plus étrangers au fonctionnement des machines. Pourtant, cette distanciation favorise à son tour leur autonomie, notamment dans les postes de surveillance-contrôle, puisqu’ils seraient plus libres dans leurs déplacements et moins astreints au rythme des machines (Naville, 1963).

Les changements survenus dans le monde du travail à partir de la fin des années 1970 ont modifié la façon dont se pose la question du « sens du travail ». Dans la littérature scientifique, on constate le glissement d’un vocabulaire marqué par l’exploitation et l’aliénation à un vocabulaire marqué par d’autres concepts. Il faut ajouter que le concept d’« aliénation » a souffert de son succès, dans la mesure où « l’inflation de son utilisation l’avait discrédité sinon disqualifié » (Durand, 2006). Parmi les nouveaux concepts mobilisés pour penser le sens du travail, on trouve celui d’« autonomie » : celui-ci met au centre de l’analyse la capacité d’agir des salariés, malgré les contraintes techniques ou bureaucratiques des organisations industrielles (De Terssac, 1992). Cette capacité d’agir permet également de garder des espaces d’autonomie et de modifier les règles au travail ou d’en produire de nouvelles (Bernoux, 1979, Reynaud, 1988, Roy, 2006).

On constate aussi l’émergence de modèles organisationnels dits « post-tayloriens », comme la lean production (Boyer et Freyssenet, 2001), ou les « organisations apprenantes » (Lorenz et Valeyre, 2005), vus comme des remèdes aux « maux » du taylorisme, censés favoriser l’autonomie, la motivation des salariés et résoudre les problèmes d’insubordination de la main-d’œuvre (Huxley, 2015). Le lean a en effet promis une organisation du travail plus flexible et plus d’autonomie et de responsabilité aux travailleurs, à travers notamment l’implication des salariés dans un système de suggestions (Kaïzen), de « cercles de qualité » et de travail en équipes. Ces différentes innovations institutionnelles étaient censées dépasser l’autoritarisme de l’entreprise industrielle et la monotonie au travail pour aboutir à un « taylorisme démocratique » (Adler, 1995). Pourtant, quarante ans plus tard, force est de constater que le lean s’est traduit au contraire par une dégradation des conditions de travail, avec des risques accrus pour la santé physique et mentale des salariés (Askenazy, 2004 ; Askenazy et Caroli, 2010), posant à nouveaux frais la question du « sens du travail ». La responsabilisation des salariés s’est bien souvent muée en auto-contrôle et surveillance (Rot, 1998), tandis que le « taylorisme démocratique » est devenu un « management par le stress » (Parker et Slaughter, 1990) et une « course à la survie » (Pardi, 2009). Enfin, la généralisation du travail en flux tendu a pour effet de mobiliser les salariés en permanence afin de ne pas rompre le flux. Ceci se traduit en une « implication contrainte », aboutissant à un divorce entre le travail prescrit et le sens immédiat que les salariés donnent à leur activité (Durand, 2004).

Enfin, on constate au tournant des années 2000 un intérêt croissant pour les thèmes du « bien-être » (Sénik, 2020), du « bonheur » (Davoine, 2020, Baudelot et Gollac, 2003), de l’« identité » (Garner et al., 2006, Garner et al., 2009), de l’« engagement » (Bidet, 2011), de l’« épanouissement » ou de la « reconnaissance » au travail, en lien avec la question des « risques psychosociaux » (Lhuilier, 2003) et de la « souffrance au travail » (Dejours, 1993). Dans cette nouvelle vague de recherches, le but n’est plus d’abolir l’exploitation mais de pouvoir réaliser des traits de son identité et de développer ses compétences au travail. Pour cela, un métier doit être intéressant non pas par les bénéfices matériels qu’il procure, mais par ses profits symboliques (Baudelot et Gollac, 2003). Le but est également d’être reconnu par ses supérieurs et ses collègues, voire par l’État, à l’image de la grève des infirmières en 1988, qui a inscrit la « reconnaissance » parmi ses principales revendications (Bigi, 2014). Cette volonté de reconnaissance va au-delà du mérite et de la performance : elle exprime « à la fois un attachement au travail en tant que tel, et le souhait que ses multiples composantes soient prises en compte » (Bigi et al., 2015). Enfin, cet intérêt croissant pour le « bonheur au travail » a aussi alimenté des recherches en économie à travers le développement de travaux autour de la satisfaction au travail (Clark, 2005), soulevant des débats sur la mobilisation d’indicateurs quantitatifs « subjectifs », plutôt que des indicateurs essayant d’objectiver les conditions d’emploi ou de travail.

Les contributions à ce numéro de Socio-économie du travail pourront s’inscrire dans les axes de questionnements suivants :

1. Fonder scientifiquement le concept de « sens du travail »

    Un des objectifs de l’appel à articles est de prendre au sérieux le concept de « sens du travail » en interrogeant la manière dont les conditions de travail et d’emploi l’influencent. Comme nous l’avons vu précédemment, les approches de la question se sont multipliées et ont changé au fil des évolutions du capitalisme. Les organisations de travail tayloriennes ont été vues comme incapables de donner du sens au travail, tandis que l’« élargissement des tâches » a été vu comme un moyen de pallier la perte de sens au travail (Friedmann, 1964). Les attentes des salariés ont évolué à mesure que le marché du travail se transformait. Quelles nouvelles aspirations professionnelles émergent aujourd’hui ? Quel est le rôle de facteurs exogènes, comme la crise climatique, dans le « sens du travail » perçu (Coutrot, 2021) ? Ou de la concurrence avec d’autres dimensions de l’existence (question de l’articulation entre sphères professionnelle et privée/familiale notamment).

    Il s’agit également d’interroger le rôle du management dans la perte de sens au travail, dans la mesure où certaines formes de gestion du personnel, tant dans le secteur public que privé, ont fait l’objet de nombreuses critiques, à l’image du « management par les chiffres », (Dujarier, 2010) ou du New Public Management (Bezes, 2020). Par ailleurs, le changement technologique est intimement lié aux organisations du travail. Le taylorisme s’est appuyé sur la chaîne de montage afin d’approfondir sa dynamique de déqualification du travail ouvrier (Braverman, 2023). Aujourd’hui, les outils numériques promettent un travail moins pénible et une qualification des métiers ouvriers (Kohler et Weisz, 2016). Pourtant, des enquêtes montrent que ces outils ont tendance à approfondir les dynamiques tayloriennes des organisations industrielles (Gautié et al., 2020). Quel sens peut-on donner à son travail lorsque son « chef est un algorithme » (Aloisi et De Stefano, 2022) ? Plus largement, quel est le lien entre changement technologique et organisationnel et « sens du travail » (Bidet, 2011) ? Enfin, comment mesurer le « sens du travail » ? Thomas Coutrot et Coralie Perez (2022) s’appuient sur l’enquête « Conditions de travail » de la Dares du Ministère du travail de 2013 et de 2016 pour établir des scores et ainsi mesurer le sens que les salariés accordent à leur travail. De la même manière, cet appel à articles s’intéresse aux formes possibles d’objectivation du « sens du travail » à partir de données quantitatives ou qualitatives.

    2. Reconstruire le sens du travail

        Face à la perte de sens de leur travail, beaucoup de travailleurs ne restent pas indifférents et mettent en place diverses stratégies pour reconstruire collectivement ou individuellement le « sens du travail ». D’un point de vue collectif, différentes organisations peuvent accueillir ces stratégies : les syndicats, les instances du dialogue social, les professions, ou même les partis politiques. Se développent d’ailleurs aujourd’hui les appels pour que ces institutions classiques s’emparent véritablement de la question du sens du travail (Coutrot, 2018 ; Coutrot et Perez, 2023 ; Magnette, 2024). Les mobilisations collectives face à la perte de sens peuvent prendre appui sur ces institutions traditionnelles (Giraud, 2009), mais aussi en créer de nouvelles, que l’on pense au Collectif Inter-Urgences issu du mouvement social des soignants et soignantes en 2019 (Ridel et Sainsaulieu, 2021) ou aux structures militantes centrées sur les enjeux environnementaux fondées au cours des années 2010 par des ingénieurs telles que les Shifters, Aéro Décarbo, Ingénieur·es engagé·es et Avenir Climatique (Bouzin, 2023). À côté de ces mouvements sociaux et professionnels, les organisations du travail alternatives à celle de l’entreprise capitaliste classique – coopératives, entreprises libérées, sociocratie, holacratie – se présentent aussi comme des tentatives collectives pour reprendre la main sur le sens du travail (Charmettant, 2022 ; Ollivier et Rospabé, 2022 ; Quijoux, 2018 ; Wagner, 2022). Ces efforts collectifs pour redonner du sens au travail s’appuient sur des engagements militants qui peuvent être éclairés au regard des origines et des trajectoires des individus qui les portent.

        À côté de ces réactions collectives relevant du voice selon Albert Hirschman (1970), la perte de sens au travail suscite des réponses individuelles qui prennent la forme de l’exit vis-à-vis de l’entreprise ou de la profession. La « quête de sens » serait ainsi au cœur des reconversions très médiatisées de cadres dans l’artisanat ou dans l’agriculture (Dain, 2023 ; Le Gros, 2020 ; Paranthoen, 2021). Face au développement des bullshit jobs (Graeber, 2018), le changement d’entreprise et de métier serait un moyen individuel de reconquérir un sens au travail. La pandémie de Covid-19 et les confinements associés auraient favorisé ce type d’aspirations et les mobilités associées. Le fréquent attrait pour le statut d’indépendant dans ces reconversions (Abdelnour, 2017, Landour, 2019) traduit non seulement une volonté de s’abstraire de la hiérarchie de la grande entreprise mais aussi un souhait de retrouver une prise sur le processus de production (Bernoux, 2015). Se pose alors la question de l’importance accordée au « sens du travail » dans les bifurcations professionnelles en général (Denave, 2015 ; Lefresne et Verdier, 2024), à côté d’autres sources d’insatisfactions professionnelles comme la rémunération, les conditions d’emploi ou la conciliation avec la vie familiale et personnelle. On peut aussi s’interroger sur les catégories de travailleurs et de travailleuses qui disposent des ressources économiques et sociales pour mener cette quête du sens au travail.

        3. Le « sens du travail » comme outil de management

          Si l’on n’envisage plus le « sens du travail » comme un concept scientifique opérant pour observer certaines facettes du travail, mais que l’on s’intéresse désormais aux usages sociaux indigènes de la catégorie, alors il apparaît important d’analyser en particulier ses usages managériaux. De fait, la catégorie est amenée à être mobilisée par différents acteurs participant à l’organisation du travail : managers, gestionnaires des ressources humaines, consultants, coachs, chief happiness officers, etc. Dans le contexte actuel de tensions sur le marché du travail et de difficultés de recrutement, les entreprises seraient d’ailleurs sommées de développer le sens au travail de leur salariés. Reflet de ces usages managériaux, les sciences de gestion se sont depuis longtemps emparées de la catégorie (Arnoux-Nicolas, 2019 ; Commeiras et al., 2022 ; Morin, 2010) pour chercher comment favoriser l’implication des salariés dans les entreprises. Il apparaît désormais nécessaire d’analyser les origines, les manifestations et les effets des discours relatifs au « sens du travail » tenus par divers professionnels du management. On peut ainsi se demander si, à travers ces discours, le « sens du travail » participe d’une vaste entreprise de « moralisation du capitalisme » (Bosvieux-Onyekwelu et Boussard, 2022), au même titre notamment que la « responsabilité sociale des entreprises » (Bereni et Prud’Homme, 2019).

          Plus précisément, le « sens du travail » peut être pensé comme un des multiples leviers du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999) pour encourager l’investissement personnel dans le travail au profit des entreprises. Comme la « passion » (Loriol et Leroux, 2015), le « sens du travail » apparaît dès lors non plus comme une voie de libération ou d’émancipation mais précisément comme un outil d’exploitation. Dans cette optique, le « sens du travail » permettrait de justifier des rémunérations faibles et des conditions d’emploi dégradées, que l’on pense aux stages, volontariat, services civiques et à toutes les formes d’emploi favorisant le « travail gratuit » (Ihaddadene et Lopez Puyol, 2021 ; Simonet, 2018). L’Économie Sociale et Solidaire (ESS) (Darbus et Hély, 2010 ; Hély, 2008), les mondes de l’art (Coulangeon, 2004 ; Roux, 2022) ou encore, dans une certaine mesure, le service public (Gervais et al., 2021 ; Gillet, 2020) seraient des domaines par excellence associant « sens du travail » et précarité de l’emploi et des conditions de travail. Ce type d’association est aussi couramment mis en avant par les travailleurs eux-mêmes pour rendre compte de leurs choix professionnels ou de l’orientation de leurs carrières. À tous les niveaux de l’organisation du travail, la catégorie de « sens du travail » est donc traversée par de nombreuses ambivalences qu’il appartient aux sciences sociales d’objectiver.

          4. Le marché du « sens du travail »

          À côté des usages managériaux du « sens du travail », se développent aujourd’hui les usages marchands de la catégorie, qui participent eux aussi aux transformations contemporaines du capitalisme. De fait, le « sens du travail » fait l’objet d’une vaste marchandisation, à travers des livres, des médias, des salons (Marchal et al., 2017), des formations ou encore du coaching (Salman, 2021). Certains de ces biens et services se situent explicitement sur le créneau de l’écologie et des métiers verts « à impact ». Tous renforcent la mode du développement personnel (Marquis, 2014 ; Stevens, 2008) qui s’immisce dans le monde du travail en incitant chaque individu à (re)donner lui-même du sens à son travail. On voit ainsi se développer un marché de la « quête de sens », où se multiplient les offres d’experts du sujet qui y voient des possibilités de profits ou d’emplois. Ce marché est en partie soutenu par les pouvoirs publics, notamment dans le cadre des politiques de « sécurisation des trajectoires professionnelles » (Méda et Minault, 2005) dont la dernière grande émanation française est la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. À la faveur du développement du Compte Personnel de Formation (CPF) (Perez, 2019), se développent en effet les organismes privés de formation continue et les centres de bilans de compétences (Gonnet, 2019). Dans une logique concurrentielle, ces entreprises multiplient les discours promotionnels autour du « sens du travail » pour attirer des clients. On peut d’ailleurs s’interroger sur la circulation de tels discours entre dispositifs privés et dispositifs publics. En outre, se pose la question non pas seulement de l’offre de biens et de services se réclamant du « sens du travail », mais aussi celle de la demande. Qui sont les individus qui investissent leur CPF ou leurs deniers personnels pour se faire accompagner dans leur quête de sens au travail ? Quels sont les effets réels de ces services sur leur trajectoire et sur leur rapport au travail ? Dans quelle mesure les grandes entreprises se positionnent-elles aussi comme clientes sur ce marché, pour l’accompagnement de leurs salariés afin de favoriser la loyauté (loyalty plutôt que voice ou exit, au sens d’Albert Hirschman (1970)) ?

          Calendrier des soumissions

          Les articles complets sont attendus au plus tard le 15 novembre 2024 sur la plateforme en ligne : https://classiques-garnier.com/ojs/index.php/set/index. Les articles ne devront pas dépasser 70 000 signes, bibliographie, notes et espaces compris. Ils seront accompagnés d’un titre et d’un résumé en français et en anglais suivant les consignes développées ici.

          Bibliographie

          Abdelnour S., 2017, Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Paris, PUF.

          Adler P., 1995, «” Democratic Taylorism”: The Toyota Production System at NUMMI », in Babson S. (dir.), Lean work : empowerment and exploitation in the global auto industry, Wayne State University Press, p. 207-219.

          Aloisi A., De Stefano V., 2022, Your Boss Is an Algorithm. Artificial Intelligence, Platform Work and Labour, Bloomsbury Publishing.

          Arnoux-Nicolas, C., 2019, Donner un sens au travail. Pratiques et outils pour l’entreprise, Paris, Dunod.

          Askenazy P., 2004, Les Désordres du travail, Paris, Seuil.

          Askenazy P., Caroli E., 2010, « Innovative Work Practices, Information Technologies, and Working Conditions: Evidence for France », Industrial Relations, vol. 49, n°4, p. 544-565.

          Baudelot C., Gollac M., 2003, Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Paris, Fayard.

          Bereni L., Prud’homme D., 2019, « Servir l’entreprise ou la changer ? Les responsables diversité entre gestion, critique et performance de la vertu », Revue française de sociologie, vol. 60, n°2, p. 175-200.

          Bernoux P., 1979, « La résistance ouvrière à la rationalisation : la réappropriation du travail », Sociologie du travail, 21-1, p. 76-90.

          Bernoux P., 2015, Mieux-être au travail : appropriation et reconnaissance, Toulouse, Octarès éditions.

          Bezes, P., 2020, « Le nouveau phénomène bureaucratique. Le gouvernement par la performance entre bureaucratisation, marché et politique », Revue française de science politique, vol. 70, n°1, p. 21-47.

          Bidet A., 2011, L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, Paris, Presses Universitaires de France.

          Bigi M., 2014, « La reconnaissance en sociologie : des identités méprisées à la critique du travail », Cahiers du Lise, n°10.

          Bigi M., Cousin O., Méda D., Sibaud L., Wieviorka M., 2015, Travailler au XXIe siècle : Des salariés en quête de reconnaissance, Paris, Robert Laffont.

          Boltanski L., Chiapello E., 1999, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

          Bosvieux-Onyekwelu C., Boussard V., 2022, « Moraliser le capitalisme ou capitaliser sur la morale ? », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 241, n°1, p. 4-15.

          Bouzin A., 2023, « La mise en langage de l’écologie par les ingénieurs militants. Une cause distendue entre réductionnisme technique et considérations politiques », Socio – La nouvelle revue des sciences sociales, n°17, p. 139-160.

          Braverman H., 2023[1977], Travail et capitalisme monopoliste, Paris, Les Éditions sociales.

          Boyer R., Freyssenet M., 2001, Les modèles productifs, Paris, La Découverte.

          Charmettant H. (dir.), 2022, Ce qui se joue dans l’entreprise lorsqu’elle se transforme en SCOP. Cinq études de cas de transformation coopérative, Meylan, Editions Campus Ouvert.

          Clark, A.E., 2005, « Your Money or Your Life: Changing Job Quality in OECD Countries », British Journal of Industrial Relations, 43-3, p. 377-400.

          Commeiras N., Fabre C., Loose F., Loubès A., Rascol-Boutard S. (dir.), 2022, Le Sens au travail. Enjeux de gestion et de société, Caen, EMS Editions.

          Coulangeon P., 2004, « L’expérience de la précarité dans les professions artistiques. Le cas des musiciens interprètes », Sociologie de l’Art, vol. 5, n°3, p. 77-110.

          Coutrot T., 2018, Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ?, Paris, Seuil.

          Coutrot T., 2021, « Le conflit éthique environnemental au travail. Une première analyse empirique à partir de l’enquête Conditions de travail 2019 », Travail et emploi, vol. 166-167, n°3-4, p. 183-206.

          Coutrot T., Perez C., 2022, Redonner du sens au travail : Une aspiration révolutionnaire, Paris, Seuil.

          Dain, A., 2023, « Changer de travail, changer de vie ? Le cas des reconversions de travailleurs “intellectuels” dans des métiers artisanaux », Communications, vol. 112, n°1, p. 101-114.

          Darbus F., Hély M., 2010, « Travailler dans l’économie sociale et solidaire : aspirations, représentations et dispositions. Une étude auprès des adhérents de l’association Ressources solidaires », RECMA -Revue Internationale de l’Economie Sociale, n°317, p.68-86.

          Davoine L., 2020, Économie du bonheur, Paris, La Découverte.

          Dejours C., 1993, Travail usure mentale, essai de psychopathologie du travail, Paris, Bayard.

          Denave S., 2015, Reconstruire sa vie professionnelle. Sociologie des bifurcations biographiques, Paris, Presses Universitaires de France.

          Dujarier, M.-A., 2010, « L’automatisation du jugement sur le travail. Mesurer n’est pas évaluer », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 128-129, n°1-2, p. 135-159.

          Durand J.-P., 2004, La Chaîne invisible, Paris, Seuil.

          Durand, J.-P., 2006, « Les outils contemporains de l’aliénation du travail », Actuel Marx, vol. 39, n°1, p. 107-122.

          Freyssinet J., 2022, « Le travail, une valeur ? », Documents de travail de l’IRES, n°01-2022, p. 1-73.

          Friedmann G., 1960, « Qu’est-ce que le travail ? », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 15ᵉ année, n°4, p. 684-701.

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