IDHES

Valeur, Prix et Politique, 2021-2022

DATES

Du 14 octobre 2021 au 9 juin 2022

Un jeudi par mois, 14 h – 16 h.
Voir le programme ci-dessous.

LIEU

ENS Paris-Saclay, salle 3E 34
4 avenue des sciences
91 190 Gif-sur-Yvette

Comment venir ?

Visioconférence (séance du 12 mai 2022) :
https://cnrs.zoom.us/j/93792593530?pwd=KzZDSGlyRnJTRHF6cGV4RzR5ckNPdz09

ORGANISATION

Christian Bessy | ENS Paris-Saclay, IDHE.S
bessy@idhe.ens-cachan.fr

PRÉSENTATION

Après une longue série de travaux sur la qualité des produits, l’Economie des conventions a entamé depuis quelques années une réflexion sur les formes de mise en valeur des choses ou des personnes. Il ne s’agit pas d’un simple raffinement théorique mais correspond aussi à une réflexion sur les changements politiques favorisant la marchandisation de certaines choses restées en dehors des échanges ou la montée des inégalités entre les êtres. On peut penser aux rémunérations versées aux superstars du football, aux grands patrons, aux traders ou, encore, aux cotes atteintes par des œuvres d’art dans les enchères publiques, témoignant d’une forme de disproportion sinon de sentiments d’injustice ou d’évaluation arbitraire (Steiner 2011).

La théorie économique a proposé des modèles pour expliquer ces « super prix » ou plus précisément le fait que les rémunérations et les probabilités de réussite augmentent plus que proportionnellement avec le talent et la compétence, en faisant référence à une ultra sensibilité de la demande sur un nombre limité d’individus (Rosen 1981) ou suivant une logique de « winner-takes-all » ou d’avantages cumulatifs. Si ces modèles ont profondément remis en cause le cœur traditionnel de la théorie économique des prix, la notion de « valeur » est le plus souvent réduite à celle de « prix ». Plus généralement, la théorie de la valeur sous-jacente à ces modèles considère la valeur des biens suivant leur utilité intrinsèque pour chacun et donc de façon préalable à l’échange (Orléan 2011).

De son côté l’approche sociologique, à la suite en particulier des travaux de Simmel, met non seulement l’accent sur le fait que c’est de l’échange que les objets tirent leur valeur et non l’inverse, mais aussi, ne dissocie pas « valeur » et « prix ». Si la mesure monétaire a tendance à aplanir les différences de valeur, un prix très élevé provoquent l’effet contraire et rendent l’entité convoitée moins interchangeable et donc plus singulière. C’est dans ce sens que L. Karpik (2007), dans son ouvrage sur l’économie des singularités, explique la disproportion des prix au sommet de la hiérarchie des valeurs. Cette disproportion rappelle que toute volonté de classement et de hiérarchie ordonne en fait des entités incommensurables.

L’objet du séminaire n’est pas seulement de s’intéresser à l’économie de la disproportion des prix mais, plus généralement, de renouer avec les « théories de la valeur » en s’intéressant à la pluralité des modes d’évaluation des biens, aux mécanismes de la formation des prix sur divers marchés et aux différentes significations qu’ils ont pour leurs participants (Vatin 2009, Beckert et Aspers 2011). Comme l’avance O. Velthuis (2007), dans son ouvrage sur le marché de l’art contemporain, les prix ont suffisamment de consistance pour être considérés comme des symboles, et assez flexibles pour donner prise à différentes significations. Il met l’accent sur les processus de construction sociale de la valeur des objets d’art en référence aux conventions en œuvre dans les mondes de l’art. La méthodologie utilisée rejoint de ce point de vue l’approche de l’Economie des conventions sur la pluralité des modes de valorisation (Eymard-Duvernay 1989) ou des mondes de production (Salais et Storper 1993).

Mais, la particularité de cette approche est de travailler très explicitement ces « ordres de grandeur » suivant différentes philosophies politiques et façons de fonder le « bien commun » (Boltanski et Thévenot, 1991). Cette insistance sur la construction politique de la valeur est à relier avec les travaux anthropologiques d’A. Appadurai (1986) qui explore les conditions par lesquelles les objets économiques circulent dans différents « régimes de valeur » suivant l’espace et le temps. C’est ce qu’il désigne aussi comme des « politiques de la valeur » à la base de la création du lien entre échange et valeur. Ce type d’approche conduit à l’examen des carrières des personnes et des objets, suivant la variété des espaces de circulation et de valorisation qu’ils traversent, et à faire l’histoire des catégories de personnes et de choses, avec en particulier les enjeux autour de la définition des frontières. Un accent particulier est mis sur le rôle des « intermédiaires de marché » dans la définition de ces catégories et dans la définition des « conventions de valeur » sur différents types de marché (Bessy et Chauvin 2013). Il s’agit également de contribuer à une anthropologie des façons dont les choses peuvent être structuralement différenciées et hiérarchisées en vue de l’obtention d’un échange profitable (Boltanski et Esquerre, 2017) ou à une ethnographie des agencements marchands renouvelée aujourd’hui avec l’émergence des plateformes numériques (Callon, 2017) ou avec des épisodes de crise sanitaire créant des situations de pénurie ou d’accaparement. Le séminaire donne lieu à des présentations de chercheurs du laboratoire IDHES et d’invités extérieurs. Il est ouvert aux doctorants et aux étudiants de master.

PROGRAMME

Jeudi 14 octobre 2021

Julien Gradoz | Université de Lille
La qualité des produits dans la littérature économique

Jeudi 18 novembre 2021

Kota Kitagawa | Université du Kansai
La théorie de la valeur chez J.R. Commons

Jeudi 16 décembre 2021

Pierre Pénet | ENS Paris-Saclay, IDHES
Évaluer et reconvertir la dette publique

Jeudi 13 janvier 2022 – par visioconférence

Voir le lien de connexion ci-dessus.

Christian Bessy | ENS Paris-Saclay, IDHES
L’échec du marché des brevets

Jeudi 10 février 2022

Séance en mode hybride : voir la salle et le lien de connexion ci-dessus.

Eliza Benites-Gambirazio | Université de Lyon 2, Centre Max Weber
Le travail d’appariement des agents immobiliers. Des méthodes de fixation des prix aux logiques sociales de la création de valeur. 

Jeudi 10 mars 2022 – SÉANCE ANNULÉE

Séance en mode hybride : voir la salle et le lien de connexion ci-dessus.

Hughes Bonnefon | CSO, IDHES ENS Paris-Saclay
Rançonner pour faire valoir. Les prescriptions d’archéologie préventive et la mise en marché des fouilles

Jeudi 14 avril 2022

Antonella Corsani | Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, IDHES
La rémunération dans les zones grises des relations de travail

Pour certains auteurs, c’est la forme de la rémunération qui permet à elle seule de spécifier la figure du travailleur « non salarié » par rapport à la figure du salarié. Cependant, les critères de détermination de la rémunération sont multiples (tâche, qualification, résultats, temps…). Certains de ces critères font que la distinction entre la figure du salarié et la figure du  non-salarié s’avère moins aisées. Ainsi, historiquement, la rémunération à la tâche rapprochait par bien des aspects le travailleur salarié au travailleur indépendant. Au 20e siècle, le critère du temps devient la norme et marque la frontière entre travail salarié et travail non salarié. Mais avec la crise de la grande usine et de l’organisation taylorienne-fordiste du travail la diversité des formes de la rémunération réapparaît, dedans et dehors de l’entreprise, en brouillant la frontière entre travail salarié et travail non-salarié, en laissant ainsi apparaître une  zone grise des relations de travail.

Dedans, c’est le développement des formes de rémunération déterminées sur la base des résultats et des performances des entreprises, dehors c’est une multiplicité de figures de la rémunération qui ressortent des processus d’externalisation et de plateformisation, mais aussi des dynamiques subjectives de fuite du travail salarié.

Parmi cette multitude de figures on approfondira en particulier celle de l’ « entrepreneur salarié », figure du travail spécifique de la Coopérative d’Activités et d’Emploi.

En tant qu’entrepreneur ce travailleur pas comme les autres doit déterminer le prix des services ou des biens qu’il offre. En tant que salarié, il doit s’affecter un salaire à partir du chiffre d’affaires réalisé par la vente des services ou des biens qu’il a produit. Le chiffre d’affaires étant au numérateur, le salaire minimum se trouve au dénominateur, il en résulte alors un volume de temps de travail, mais ce temps de travail (c’est-à-dire le temps de travail légal) n’est en aucun rapport avec le temps au travail, c’est à dire le temps que la personne passe à travailler.

Avec la loi 2014 qui a reconnue et inscrite dans le code du travail la coopérative d’activités et d’emploi et l’entrepreneur-salarié en tant qu’assimilé salarié, toute référence au temps disparaît. Il n’y a plus qu’à distribuer dans le temps le chiffre d’affaires sous forme de salaire. Chose que l’entrepreneur fera de manière calculatoire, en pesant les coûts et les bénéfices du point de vue fiscal et de la protection sociale. La figure de l’entrepreneur-salarié est donc intégrée dans le salariat sous la forme d’un individu « entrepreneur de soi » qui détermine à la fois le prix du produit de son travail et son salaire.

Jeudi 12 mai 2022

Cette séance peut être suivie à distance (voir le lien de connexion ci-dessus).

Paola Tubaro | Université Paris Sud, LRI et IDHES ENS Paris-Saclay
Combien coûte un visage ? Travail précaire et marché des données personnelles sur les plate-formes numériques

L’économie numérique et encore plus, le développement de technologies « intelligentes », nécessitent de grandes quantités de données. La collecte massive des traces d’activités en ligne des usagers par les grandes entreprises du web ne va pas sans poser problème, et des efforts importants de régulation (comme le RGPD en Europe) visent à l’encadrer et la contrôler. Mais en parallèle, se développe un marché du travail inédit pour des tâches visant à produire, annoter et améliorer des données (notamment personnelles) pour l’industrie numérique et l’intelligence artificielle. Ainsi, on peut se faire payer trois dollars pour se prendre en selfie, un peu plus si c’est en vidéo plutôt que statique, et jusqu’à quinze dollars pour mettre à disposition une centaine de photos de soi-même durant les cinq dernières années…

L’étendue internationale de ces marchés du travail de la donnée, avec l’intermédiation de plateformes numériques spécialisées, permet le recrutement de travailleurs et travailleuses dans des pays à faible coût de la main d’œuvre, où la protection des données personnelles est souvent moins stricte. En prenant appui sur une enquête de terrain originale, menée en 2018-19 en France et en 2020-22 en Espagne et en Amérique Latine, cette présentation dévoile les types d’activités que réalisent ces travailleurs et travailleuses invisibilisés, ainsi que leur organisation et leurs conditions de travail.

Ce marché de la donnée ne peut se comprendre qu’en relation avec les transformations du travail liées aux plateformes numériques, notamment en termes de précarisation, externalisation, délocalisation, et gouvernance algorithmique. Il apparaît de cette analyse que toute solution doit être duale – protégeant les travailleurs pour protéger, aussi, les usagers, et leurs informations personnelles.

Paola Tubaro est directrice de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) sur le campus de Paris-Saclay. Spécialiste des réseaux sociaux et organisationnels, elle mène actuellement des recherches sur la place du travail humain dans les réseaux mondiaux de production de l’intelligence artificielle, sur les conditions sociales du travail sur plateforme dans les pays francophones et hispanophones, et sur les effets de la plateformisation sur des secteurs économiques « traditionnels ». Elle s’intéresse également aux méthodologies liées aux données et à l’éthique de la recherche. Membre élue de la European Academy of Sociology, elle copréside le groupe d’analyse des réseaux sociaux de la British Sociological Association (BSA-SNAG), et enseigne l’analyse des réseaux sociaux à l’ENS et à l’ENSAE en région parisienne.

Jeudi 9 juin 2022

Raphaël Porcherot | ENS Paris-Saclay, IDHE.S et Marine Snapse

Travestir le lien marchand : l’exemple d’une forme d'”Uber-ESS”, JobbyCat, et d’une “crypto-monnaie sociale”, la MonedaPAR

Jobbycat est une plateforme de services de proximité (jobbing) qui met en relation des individus qui voudraient faire réaliser une tâche et des jobbers, environ mille individus qui s’engagent à répondre à cette demande contre rémunération. Il s’agit d’une plateforme exclusivement parisienne, qui se positionne comme une entreprise sociale et solidaire. Grâce à aux technologies de l’information, elle prétend faire la promotion de la solidarité et du lien social.

La MonedaPAR est une crypto-monnaie sociale argentine qui relève à la fois du crédit mutuel généraliste orienté vers les particuliers, des monnaies locales inconvertibles et forfaitaires et des monnaies locales convertibles, le tout fondé sur l’utilisation de la technologie blockchain,. Les quelques 3000 membres de cette communauté monétaire alternative sont des pares, des pairs, ou encore prosommateur (Toffler, 1980, contraction de producteur et consommateur, voir également Dujarier, 2014, sur le travail du consommateur). L’accent est mis également sur la nécessaire recréation du lien social et sur la construction d’une communauté par le biais de marchés solidaires.

Nous abordons les deux terrains dans une optique comparative et inter-disciplinaire: un point commun réside dans la centralité, sinon dans les actions, au moins dans les discours, de “l’entraide” et de la “recréation du lien social”, notions ordinaires qu’il faudra d’interroger.

Il s’agit de repartir de l’opposition entre une sociologie critique du dévoilement, qui viserait à montrer en quoi ces deux autoproclamées “alternatives” n’en sont pas réellement et d’une sociologie compréhensive, qui s’efforcerait de prendre au sérieux les discours, plutôt que les envisager comme de simples artifices rhétoriques, pour en montrer l’écart éventuel avec les pratiques. Discours et actions participent en effet d’un travestissement de la sociabilité marchande, au triple sens de déguisement via son euphémisation (Trespeuch et al., 2019), falsification via l’inscription dans un ensemble de valeurs solidaires (Orzi et Plasencia, 2017) et parodie dans la mesure où sont reconduites les logiques marchandes dont il s’agit pourtant de faire la critique (Hély et Moulévrier, 2017). Les acteurs opposent une norme idéale du marché (juste) à la norme idéelle du marché (pur) promue par l’économie orthodoxe.

Il s’agira d’abord de distinguer trois dimensions de l’euphémisation du lien marchand à l’oeuvre dans les discours et les pratiques des différents acteurs. Cela nous permettra de prendre la mesure de la falsification des liens marchands, en étudiant les effets concrets sur les jobbers et les prosommateurs, en termes de capitaux relationnels et économiques. Enfin, nous tenterons de montrer en quoi les liens marchands sont paradoxalement reconduits à travers leur parodie par ces deux expériences d’alter-économies prisonnières des mirages de l’horizon marchand.



Références

Appadurai Arjun, 1986, ‘Introduction: Commodities and Politics of value. In The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, edited by Arjun Appadurai, 3-63. New-York: Cambridge University Press.

Beckert Jens, Aspers Patrick (ed), 2011, The Worth of Goods. Valuation & Pricing in the Economy, Oxford: Oxford University Press.

Bessy C., 2019, « Économie des conventions et transformations du capitalisme, enrichissement », Revue française de socio-économie, n° 23.

Bessy C., 2020, Un renouveau de la sociologie des prix et des marchés, L’Année sociologique, 70/1, e1-e18. https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ANSO_201_e0001

Bessy C., Chauvin P.-M., 2013, ‘The power of market Intermediaries: From information to valuation process’, Valuation Studies, 1(1): 83-117. http://valuationstudies.liu.se/Issues/contents/default.asp?DOI=10.3384/vs.2001-5992.1311

Bessy C., Chateauraynaud F., 2014, Experts et faussaires, pour une sociologie de la perception, Editions Petra (1re édition, Métailié, 1995).

Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur. Paris, Gallimard.

Boltanski L., Esquerre A., 2017, Enrichissement, une critique de la marchandise, Paris, Gallimard.

Callon M., 2017, L’emprise du marché, La Découverte.

Eymard-Duvernay F., 1989, « Conventions de qualité et formes de coordination », Revue Économique, Vol. 40, n° 2, p. 329-361.

Karpik Lucien, 2007, L’économie des singularités, Paris, Gallimard.

Kopytoff I., 1986), The cultural biography of things: Commodization as process. In The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, edited by Arjun Appadurai, 3-63. New-York: Cambridge University Press.

Lahire B., 2015, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, La Découverte.

Lepetit B., 1994 « L’appropriation de l’espace urbain : la formation de la valeur dans la ville moderne (XVIe-XIXe siècles) », Histoire, économie et société, n° 3, p. 551-559. https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1994_num_13_3_1713

Orléan André, 2011, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Éditions du Seuil.

Rinallo, Diego, and Francesca Golfetto. 2006. Representing markets: The shaping of fashion trends by French and Italian fabric companies. Industrial Marketing Management, 35 (7):856-869.

Rosen S., 1981, ‘The Economics of Superstars’, American Economic Review, vol. 71, n° 5, p. 845-858.

Salais R. et Storper M., 1993, Les mondes de production : enquête sur l’identité économique de la France, Paris, Éditions de l’EHESS.

Steiner P., 2011, Les rémunérations obscènes. Le scandale des hauts revenus en France. Paris, Zones.

Vatin F., 2009, Évaluer et mesurer : une sociologie économique de la mesure. Toulouse, Presses Universitaires Mirail-Toulouse.

Velthuis Olav, 2007, Talking prices: symbolic meanings of prices in the market for contemporary art, Princeton, Princeton University Press.

Zelizer V., 2005, “Intimité et Économie”, Terrain, n° 45, p. 13-28.

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